Notre Cher papa adoré,
Au moment de te rendre hommage, qu’il est difficile d’exprimer par le verbe l’amour que nous te portons.
De la même matière, il serait tout aussi difficile voire impossible de rendre compte fidèlement de toutes les étapes marquantes de ta vie en quelques mots tant celle-ci a été riche et intense. Dire que tu as eu « 1000 vies » relèverait en effet de l’euphémisme…
En outre, ta modestie naturelle, liée sans doute à ton arménité exacerbée, aurait assurément conduit à ce que tu t’opposes catégoriquement à pareil hommage public.
Cela dit, nous n’allons pas naturellement manquer de célébrer ta mémoire. Mais rassure-toi, nous allons le faire sobrement, avec le sens de la mesure que tu affectionnais tant.
Dès lors, plutôt que de te rédiger un long discours, nous avons préféré évoquer les mots qui te caractérisent le mieux.
- Le premier terme qui vient à l’esprit te concernant est sans doute celui de générosité. Générosité naturellement envers nous, tes enfants et petits-enfants, ton épouse, tous les membres de ta famille ; mais aussi, bien au-delà des liens filiaux et familiaux, cet altruisme s’exprimait de manière tout aussi intense à l’endroit de tes amis voire parfois de toute personne dans le besoin ayant sollicité ton aide ou ton concours. Dans ces conditions, quoi de plus naturel que ton appétence spontanée pour la philanthropie se retrouve exprimée dans les nombreux messages que nous avons reçus depuis ta disparition, sous la formule suivante : « Sarkis était notre papa à tous ! » ?
- Le deuxième terme te caractérisant est sans nul doute celui de droiture. La droiture est en effet classiquement définie comme la « qualité de quelqu'un, de sa conduite, qui agit honnêtement » et ses principaux attributs sont « la loyauté, la franchise et la rectitude ». Honnêteté, loyauté, franchise, ces mots te définissent tellement bien… Et que dire de la rectitude ? La rectitude au sens littéral du terme, jusque dans ta démarche : toujours la tête haute et droit dans tes bottes… Ce goût prononcé pour l’ordre et l’ordonné a pu, certes, nous valoir quelques réprimandes dans l’enfance et l’adolescence notamment lorsque certains d’entre nous eurent l’outrecuidance de se laisser pousser déraisonnablement les cheveux, de porter des jeans troués ou pire encore d’arborer un brillant ou une créole à l’oreille… Cela dit, la transmission d’une telle éthique tant dans l’être que le paraître a assurément conduit à faire de nous de « meilleurs hommes ».
- Le troisième mot est autodidacte. Tu n’as malheureusement pas eu l’opportunité dans ta jeunesse de fréquenter longtemps les établissements scolaires mais tu as été animé – toute ta vie – par une soif d’apprendre des plus débordantes… Tu as, donc, su te forger tout seul des connaissances solides en histoire, en géographie voire en géopolitique. Tu as donc dû apprendre « sans maître » et cela explique logiquement le fait que tu aies souhaité que chacun d’entre nous fasse des études poussées. Nous t’en sommes extrêmement reconnaissants car tu as fait en sorte d’ériger l’apprentissage en valeur cardinale de notre éducation, à tel point que certains d’entre nous n’ont jamais trouvé la sortie de l’école en devenant eux-mêmes professeurs… En outre, comment évoquer ta mémoire sans parler du jeu de Trictrac dont tu étais un véritable « maître » ? Les uniques moments où nous pouvions en effet espérer gagner une partie contre toi étaient quand tu jouais à notre place en bougeant nos pions de manière bien plus juste et efficace que nous ne l’aurions fait. En somme, nous ne parvenions à gagner que quand tu te battais toi-même !
- Amoureux est le quatrième terme. Tu étais amoureux de la vie et de toutes ses splendeurs. Tu étais amoureux de la table avec un certain hétéroclisme en affectionnant aussi bien la choucroute et les mezzés libanais que la paella. Mais, surtout, tu as été amoureux de ton épouse – Alice – pendant 49 ans et ce, jusqu’à ton dernier souffle. Une union de 49 ans, des noces de cèdre, quel plus beau symbole pour quelqu’un qui avait le Liban chevillé au corps ? Vous étiez certes – Maman et toi – sur le point de célébrer vos noces d’or en juillet prochain mais qu’importe, vous êtes et serez pour l’éternité un couple en or. Papa, tu étais également un amoureux des citations et des proverbes émanant au reste aussi bien d’un penseur de renom que d’un quidam inconnu rencontré à l’occasion de l’un de tes nombreux voyages. Ces pensées et maximes étaient pour toi tellement caractéristiques de ce « sens commun » auquel tu étais tellement attaché. Nous sommes donc persuadés que l’évocation de cette « philosophie populaire » au travers de l’extrait suivant du « Prophète » de Khalil GILBRAN aurait suscité ton intérêt voire ton adhésion :
« Alors Al-Mitra reprit la parole, en disant : ‘A présent nous aimerions t’interroger sur la Mort’.
Et il répondit :
‘Vous voudriez percer le secret de la mort,
Mais comment y parvenir sans aller le chercher au cœur de la vie ?
Le hibou qui vit à l’orée de la nuit est aveugle au jour ; ses yeux ne peuvent dévoiler le mystère de la lumière.
Si vous brûlez de voir l’esprit de la mort, ouvrez grand votre cœur dans le corps de la vie.
Car la vie et la mort ne font qu’un, comme ne font qu’un la rivière et la mer.
Dans les profondeurs de vos espoirs et de vos désirs sommeille votre silencieuse connaissance de l’au-delà ;
De même que la semence rêve sous la neige, votre cœur rêve des épousailles du printemps.
Ayez confiance en vos rêves, car en eux sont cachées les clés de l’éternité.
Votre effroi face à la mort n’est que ce tremblement du berger lorsque le roi lui fait l’honneur de le recevoir et s’apprête à poser sa main sur sa tête.
Or, en allant recevoir l’insigne du roi, le berger ne sait-il pas qu’un frison de joie s’éveille déjà sous sa frayeur ?
Et pourtant n’est-il pas encore plus conscient de sa peur ?
Qu’est-ce donc que mourir, si ce n’est s’offrir nu au vent et s’évaporer au soleil ?
Et cesser de respirer, n’est-ce pas libérer le souffle de ses perpétuelles marées, afin de s’élever sans le poids de la chair et de s’exhaler à la recherche de Dieu ?
Quand vous aurez bu à la rivière du silence, alors seulement vous pourrez véritablement chanter.
Et lorsque vous aurez atteint le sommet de la montagne, vous commencerez à monter.
Et dès lors que la terre aura réclamé votre corps, vous saurez enfin danser’ ».
Papa, sache que nous n’avons pas peur car tu sais danser et sache que chacun d’entre nous t’aime du plus profond de son âme et de sa chair.
Tes enfants : Grégoire, Stéphane et Alexis